Ralentir peintures

Numéro 02/2015

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Face au constat d’accélération du changement social, tout autant que celui de la circulation des images, la peinture est souvent présentée comme un mode ralenti de pensée en action. Ralentie, la peinture ? Selon un certain nombre de préjugés, soit elle serait le lieu d’une pétrification culturelle, soit au contraire elle serait le lieu d’une résistance. D’un côté ou de l’autre, est mis en jeu le fait que ses outils, les savoirs comme les gestes qu’elle implique, ont peu évolué depuis la période pré-moderne. Le caractère manuel de la pratique picturale induirait ainsi une stratégie de repli, et peut-être d’indifférence, face au flux de plus en plus virtuel des images, ou inversement offrirait les moyens d’une résistance volontaire à ce bombardement incessant d’images.

Entre ces deux positions, il devient difficile de démêler ce qui revient à la peinture elle-même : posséderait-elle, aussi bien dans sa pratique que dans sa réception, une temporalité différente des autres pratiques artistiques ? Temporalité qui lui permettrait de résister au temps immédiat de la pulsion, de résister en quelque sorte à l’obligation, socialement normée, de créativité pour faire surgir la création ? Ou temporalité qui aurait la capacité de défaire la trame des exigences sociales, économiques ou politiques ? En revanche, liée à « l’intemporalité » de ses moyens et réaffirmant indéfiniment sa possibilité d’être autonome ne risque-t-elle pas de ne s’affirmer que comme un exercice individuel de « liberté » ? Ou serait-elle le mode d’action d’une pauvreté généreuse, en employant des moyens d’expression simples et efficaces, en préservant des points culturels fixes et en modifiant progressivement, par piétinement même, ses processus ?

Un premier dénominateur commun, que partagent les peintres, quelle que soit leur pratique individualisée, est la reconnaissance d’un temps continu qui ne segmenterait plus la peinture au gré des ruptures revendiquées de la modernité. Temps continu que Sean Scully, par exemple, affirme en évoquant dans son propre travail les peintres du « noir » qui l’ont précédé, mais aussi en rappelant que dans la fable du lièvre et de la tortue, c’est « la sincérité et l’endurance » de la tortue qui l’emporte. Ralentir pour réfléchir et agir serait alors, comme le suggère Walter Benjamin, un acte révolutionnaire face à la pression constante qui dérobe le temps : le temps de la peinture s’identifierait à « un temps suspendu » qui nous offrirait la perception de « tout ce que nous ne voyons pas vraiment, tout en en étant passivement conscient » : la peinture devient alors « un témoin oculaire » qui négocie en permanence avec le monde. Avec le risque que s’affirmant comme « une possibilité négative », elle n’offre plus comme partage que le signe d’une subjectivité flottante et n’invite plus à l’étonnement face au monde.

Un autre dénominateur serait que le « retard » de la peinture — retard qui a surgi comme une critique généralisée de la peinture depuis les années soixante-dix — pourrait, comme toute désignation discriminatoire, être retourné, inversé et devenir non pas le simple symbole d’une résistance, mais l’acte même qui fait surgir une mémoire collective et permet par des rythmes différents de rendre au monde ses diverses temporalités et son caractère pluriel. Retrouvons nous ici le paradoxe que construit Baudelaire, pour lequel, pour donner la représentation du présent, il est nécessaire que le présent s’absente ? L’urgence du peintre serait d’accéder à « un art de la modernité dont la crise est le seul principe de vérité ». La crise serait alors ce qui noue, ou dénoue, représentation et temporalité et ouvre au peintre une pratique plastique exploratoire du temps : l’enfermement dans le présent d’une époque qui désespère du futur appelle-t-elle un autre forme d’urgence, celle d’une peinture visionnaire ? Ou autre, celle d’une peinture interactive où le regard du spectateur construit et déconstruit l’image, au risque que l’émerveillement technologique contribue à un supplément d’agitation ?

Ralentir Peintures lorsque cet appel s’adresse à un artiste, à un critique ou à un regardeur, est en tout cas le signe d’une plasticité — d’une générosité — de la peinture où se côtoie, quand on interroge ces derniers, une nostalgie souterraine, un désir de dépasser les entraves d’une histoire qui a été pensée comme un unique flux qui se précipite vers le futur et la conviction de se saisir d’une temporalité différée pour réaffirmer une relation étroite entre objet et praxis.

Antoine Perrot

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