Toiles peintes, teintes, imprimées

Résumé

Les toiles de Jouy aujourd’hui mondialement connues évoquent des tissus aux qualités picturales par leur iconographie. Elles doivent leur nom à la manufacture d’impression sur coton de Jouy-en-Josas, fondée en 1760 par Oberkampf. La technique pour fixer des motifs colorés sur du coton a été inventée en Inde, d’où le premier nom donné à ces tissus en Europe : les indiennes. Ils sont également désignés par les termes : toiles peintes, teintes ou imprimées, qui font référence aux différentes techniques permettant de fixer les colorants sur les fibres de coton. Toutes sont cependant des techniques de teinture et non de peinture au sens où celle-ci poserait un composé de pigment et de liant sur une surface.

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Texte intégral

Des Indiennes aux toiles de Jouy

Les hommes ont utilisé les fibres végétales pour en faire des textiles depuis des temps très reculés. Pour le coton, les fragments les plus anciens liés à cet emploi ont été retrouvés dans les fouilles des cités de l’Indus (entre l’actuel Pakistan et le Nord-Ouest de l’Inde) à Mohenjodaro et Mehrgarh au 3e millénaire avant notre ère. L’obtention des fibres de coton et leur transformation en textile sont longues et difficiles. Le cotonnier ne pousse que dans des climats chauds et nécessite une irrigation des champs. Il faut une main-d’œuvre abondante tant pour sa culture (préparation des champs et cueillette) que pour la transformation des boules de coton en fils. Après la cueillette, les fibres doivent être séparées des graines et sont plus compliquées à filer que celles de la laine par exemple. La culture du coton est donc le fait de sociétés organisées.

Pour obtenir du coton coloré il faut ensuite maîtriser des techniques de teinture plus complexes que pour les fibres animales. Les premiers exemples de tissus de coton présentant des motifs colorés imprimés proviennent d’Inde mais ont été découverts dans des tombes de Fostat datées du XIVe siècle.1 Le climat très sec des environs du Caire a empêché la destruction de ces tissus et les a préservés jusqu’à nos jours. Il est probable que les premières impressions sur coton étaient plus anciennes mais le climat de l’Asie du Sud n’a pas permis leur conservation. Les motifs végétaux stylisés des cotons de Fostat sont imprimés avec des blocs de bois gravés en relief. Les reliefs appliquent sur certains endroits du tissu un produit qui empêche la teinture de s’y fixer. Le coton est ensuite teint ; ce procédé est appelé « teinture à la réserve ». Les motifs réservés apparaissent dans la couleur de la fibre de coton, en blanc ou en écru.

Les artisans indiens ont été les premiers à maîtriser ces techniques complexes et à produire des tissus de coton ornés de motifs variés de couleurs chatoyantes. Si les tissus de coton indiens étaient exportés dès l’Antiquité vers le Moyen Orient, l’arrivée en nombre des « indiennes » en Europe date de l’essor du commerce maritime avec l’Asie à partir de la fin du XVIe siècle.

Les palempores (ou palampores) connurent ainsi un grand succès en Europe. Ce sont des toiles de coton de grande taille - leur nom signifie « couvre-lit » – peintes et teintes, produites en grandes quantités au XVIIIe siècle sur la côte de Coromandel pour les marchés européens. Cet afflux de cotonnades colorées inquiéta suffisamment les producteurs textiles européens pour aboutir à des prohibitions plus ou moins strictes et longues suivant les pays. En France, la prohibition fut triple, interdiction d’importer, de fabriquer et de porter des indiennes, et dura de 1686 à 1759.

Lors de la levée de la prohibition, des investisseurs français eurent besoin d’ouvriers qualifiés pour imprimer sur le coton. C’est ainsi qu’Oberkampf, fils d’imprimeur textile germanique, petit-fils de teinturier, arriva en France. Grâce à ses grandes connaissances techniques, il réussit à monter sa propre fabrique en 1760 à Jouy-en-Josas.

Les toiles de Jouy

Si le nom « toile de Jouy » évoque aujourd’hui des toiles à motifs historiés, composés de personnages et d’animaux dans des paysages idéalisés, dont le dessin est réalisé à l’aide de hachures en une seule couleur sur fond blanc, il désignait à la fin du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant la totalité de la production de la manufacture Oberkampf de Jouy-en-Josas. Le nombre global de motifs dessinés à la manufacture est estimé, en l’absence d’un catalogue exhaustif, à plus de 30000. Ces motifs pouvaient être destinés à l’habillement ou à la décoration intérieure.

Tous les motifs imprimés à Jouy ont des qualités picturales car Oberkampf accordait une importance primordiale au « dessin » et pour les toiles historiées dites « à personnages » n’hésitait pas à faire appel à des peintres. Le plus important d’entre-eux fut Jean Baptiste Huet (1745-1811), peintre académicien qui porta le genre des toiles de Jouy à sa plus haute qualité. Travaillant en collaboration étroite avec Oberkampf Huet produisit des compositions harmonieuses et variées parfaitement adaptées aux contraintes techniques de l’impression à la plaque de cuivre et à la répétition des motifs sur le tissu.

Les motifs floraux ou géométriques paraissent plus essentiellement liés aux arts décoratifs et donc plus éloignés des Beaux-Arts, plus ancrés dans la fonctionnalité. Cependant eux aussi présentent des qualifiés picturales tant dans la forme que dans l’utilisation des couleurs. Certains motifs créés pour l’impression au rouleau de cuivre évoquent parfois de façon anachronique l’Op art et les œuvres de Vasarely.

Les techniques

Si la production de cotonnades fait appel à des artistes dans la première phase de création, le dessin du motif, il ne s’agit pourtant pas ici de « peinture » bien que le nom ancien de « toiles peintes » puisse le faire croire. Au-delà de la distinction fonctionnelle entre arts décoratifs et beaux-arts, la différence réside dans la manière d’obtenir des couleurs.

Si on observe l’envers des toiles produites par Oberkampf ou si on les regarde au microscope, on constate que la couleur imprègne la fibre de coton. La teinture consiste en effet à lier chimiquement des colorants à la cellulose des fibres. La teinture se distingue en cela de la peinture. Les colorants utilisés pour la teinture ne sont pas des pigments. Les pigments sont des solides réduits en poudre fine et sont insolubles. Il faut leur ajouter des liants pour assurer leur cohésion, toujours fragile avec le support.

Il existe plusieurs types de colorants et donc plusieurs techniques pour obtenir la liaison chimique entre la molécule de colorant et la fibre. À l’époque d’Oberkampf, on emploie des mordants pour obtenir par exemple les couleurs allant du rose au rouge au brun presque noir avec les colorants présents dans les racines de garance (colorants anthraquinoniques comme l’alizarine). Ces mordants sont des sels métalliques qui permettent de développer à l’intérieur même de la fibre un complexe insoluble colorant-mordant. La gaude pour le jaune et la garance, le kermès et la cochenille pour les rouges sont des colorants à mordants. D’autres colorants peuvent être appliqués directement sur la fibre, d’autres enfin sont dits « colorants de cuve » comme l’indigo.

L’application des mordants ou des colorants directs ou des produits de réserve peut se faire soit à main levée (d’où l’assimilation au champ sémantique de la peinture : « toiles peintes »), soit à l’aide de blocs de bois gravés en relief puis enrichis de lamelles ou de picots de laiton, soit à l’aide de plaques ou de rouleaux de cuivre gravés en creux. Pour ces derniers, la technique se rapproche ce celle de l’impression sur papier. Les dessins sont reportés sur la plaque ou le rouleau de cuivre par un graveur soit par taille directe avec un burin, soit par eau-forte. La différence est que c’est du mordant qui est appliqué sur le tissu et non de l’encre.

Les couleurs obtenues par ces procédés d’impression « bon teint » sont de meilleure qualité que d’autres plus aisées à mettre en œuvre mais dites « petit teint ». La résistance des couleurs au soleil et au lavage dépend en effet de la qualité des complexes colorant-mordant-fibre. Cependant les textiles restent fragiles et les couleurs tendent à s’affadir avec l’exposition prolongée à la lumière.

Les dessinateurs, graveurs et imprimeurs des toiles de Jouy ont ainsi transcrit dans un art décoratif des sujets issus des beaux-arts et contribué à leur diffusion. Au-delà de la simple copie, les contraintes techniques et les usages finaux des tissus (ameublement ou vêtements) ont abouti à de véritables créations graphiques dont l’influence se poursuit encore.

Mots-clés

colorant palempore teinture textile toiles de Jouy

Bibliographie

Couilleaux Benjamin, Jean-Baptiste Huet, Le plaisir de la nature, catalogue exposition Paris, musée Cognac-Jay, 2016

Cuoco Guillaume, Étude chimique et caractérisation de principes colorants historiquement employés dans l’impression des indiennes en Provence. Publication Université d’Avignon, 2009.

Gril-Mariotte Aziza, Les toiles de Jouy, Presses Universitaires de Rennes, 2016

Moulherat C., Tengberg M., Hacquet J.F., Mille B, “First Evidence of Cotton at Neolithic Mehrgarh, Pakistan : Analysis of Mineralized Fibers from a Copper Bead”, Journal of Archaeological Science 29,1393-1401, 2002

http://sciences-physiques.ac-montpellier.fr/ABCDORGA/Famille3/TEINTURES.htm

Pour citer cet article

, « Toiles peintes, teintes, imprimées ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.

http://www.pratiques-picturales.net/article31.html