Solides instables

Résumé

Des extractions photographiques sérigraphiées opèrent dans le travail d’Eva Nielsen une sorte de cadrage ou de découpe à partir des formes de l’architecture contemporaine. La peinture intervient ensuite, comme un moyen de confrontation gestuelle avec les traces premières de la sérigraphie. Cette stratégie permet de séquencer les images et de fixer le mouvement du regard. Les figures apparaissent alors comme des troublants solides instables.

Texte intégral

La conception révolutionnaire de la surface plane, l’utilisation du quotidien comme matériau et la réinterrogation du cadre sont autant d’aspects configurant le travail que je réalise ces dernières années. La ville avec ses plans, ses matériaux, ses architectures et ses coupes, est à mes yeux déterminante. La notion de découpe de l’horizon et la redéfinition de l’espace sont, pour moi, des éléments structurants.

Le fait de travailler avec la sérigraphie répond au souci de confronter le geste pictural à celui engendré par la technique : c’est la contradiction entre la trace imprimée et le geste pictural qui retient mon attention. Imprimer des résidus d’objet ou des parts de l’architecture est un processus que j’ai mis en place et, en ce sens, la référence à la figure - en tant que représentation d’une portion de réel - est exaltée dans le geste sérigraphique ; il répond à une tentation de collage, à l’objectif de confronter cette « extraction photographique » à une autre temporalité, qui est pour sa part liée à la peinture en tant que matériau.

J’utilise à la fois les photographies, des morceaux d’images trouvés et des parties uniquement dessinées. La découverte de la sérigraphie m’a captée immédiatement. Je m’attelais à travailler sur un sentiment de réduction que j’avais ressenti une fois en allant aux Beaux-arts : la rue, les immeubles, la découpe du ciel m’ont paru particulièrement plats, comme mis à plat et découpés. J’avais la sensation d’une planéité vertigineuse. C’était une émotion esthétique très forte sur laquelle j’ai basé mes recherches par la suite. Tout à coup, la sérigraphie me permettait d’aller vers ce sentiment, car je pouvais détourer des éléments architecturaux, aplatir leur volume dans le paysage et les confronter à la ligne de fuite. Je cherchais alors - et c’est encore le cas - à organiser le paysage, à le faire tenir dans cette émotion. L’acte de peindre répond à une volonté insensée de saisir et de capter une part reconnaissable du décor, de l’appréhender pour le tenir dans une composition, tout en étant conscient de cet acte lui-même : concrètement, il y a une volonté de ne s’appuyer que sur des fragments d’images a priori familières, de les incorporer grâce au processus de la peinture tout en étant bien certain - quoique de manière assez facétieuse - que ce leurre organisé fonctionne dans la peinture elle-même.

Eva Nielsen, Zamak, 2018

Eva Nielsen, Zamak, 2018

huile, acrylique et sérigraphie sur toile, 200x150cm.

L’image ne m’est jamais donnée d’emblée. J’aime exercer une manipulation sur elle, la déformer pour qu’elle corresponde au sens que je veux lui donner. Je me rends compte que la photographie telle que je la pratique est liée à une forme de déambulation et de choix, un mélange entre décision et aléatoire. Je repère parfois en amont des lieux qui m’inspirent ou à l’inverse, je me tiens prête et garde sur moi un carnet pour consigner ce qui m’intéresse. Au final, je stocke une multitude d’images que je trie années après années. Cela forme une banque de donnée dans laquelle je pioche en fonction des compositions que j’ai en tête. Il y a donc une double rencontre : l’imprévu de la rencontre photographique et la construction précise de l’image dans l’atelier. L’image naît à la fois hors et dans l’atelier. Cette double construction navigue entre le réel et le fictionnel : certes, les extractions photographiques qui nourrissent le procédé sérigraphique relèvent d’une forme de topographie, presque de documentation sur un lieu - mais la manipulation induite dans l’atelier transforme cet apport et lui donne une autre valeur.

J’aime prendre en compte les limites des matériaux et tester leur fusion ou leur répulsion. C’est ce qui préside à ma séance de travail de manière générale. C’est parce que l’acrylique ne peut pas s’appliquer sur l’huile que je dois les penser par strates, c’est parce que la sérigraphie ne peut être pensée qu’en acrylique que je l’ai placée avant l’huile. Le constat technique m’a aidée à m’interroger sur mes moyens. Le fait de m’interroger sur les limites d’un outil m’aide dans la construction de la peinture.

La sérigraphie représente un pont entre photographie et peinture. Mais c’est aussi un outil jubilatoire qui, par la création du pochoir, permet de faire surgir une forme plane, découpée, qui, dans l’utilisation que j’en fais, peut s’imbriquer dans une composition. C’est une manière d’incorporer le fragment du réel, une part de la figuration directe induite par l’appareil photographique. Je pense souvent à la phrase utilisée par Matisse pour parler de ses cuts out dans laquelle il affirme qu’il « peint avec des ciseaux ». Le pochoir sérigraphique peut être perçu de la même manière car la couleur est découpée, manipulée. C’est quelque chose que je trouve particulièrement captivant quand je compose mes peintures : comment la peinture à l’huile, en venant encadrer dans un deuxième temps la sérigraphie, lui donne une autre structure ? La couleur à l’huile vient délimiter la sérigraphie et la tension des deux est stimulante, tant visuellement que du point de vue des matériaux utilisés. Dans mon cas, je sais qu’il y a une forme de contre-indication dans la manière dont je l’utilise, puisque j’utilise mes pochoirs une seule fois, ce qui est quasiment une aberration étant donné le travail de préparation en amont. Lorsque j’ai découvert la sérigraphie, j’aimais l’idée de n’utiliser qu’une fois le calque, d’aller en quelque sorte à rebours de l’utilisation de cet outil. Maintenant, je m’intéresse également à la démarche sérielle et j’apprécie de moduler cet aspect.

Je pense souvent à la phrase de Picasso selon laquelle la peinture doit avant tout être un jeu de l’esprit. Il me faut cette tension et cette excitation mentale pour peindre, sinon il m’est impossible de mobiliser l’énergie nécessaire pour mener la peinture. Le fait de séquencer la toile me permet de tenter de fixer le mouvement du regard, lorsque nous passons d’une vue à l’autre et que notre esprit la rétablit automatiquement. Tenter de fixer cet instant rétinien est très stimulant.

Eva Nielsen, Zode IV, 2018

Eva Nielsen, Zode IV, 2018

huile, acrylique et sérigraphie sur toile, 200x180cm.

Une fois mon image construite et organisée en amont, je passe à sa retranscription en peinture. Lorsque je travaille d’abord la sérigraphie sur la toile, cette dernière doit être « masquée » et camouflée afin de rester préservée. Cela me permet de garder intact le « blanc synthétique » de la toile, de conserver une surexposition. Ce masquage est une étape minutieuse que j’apprécie, car ce que je viens de faire surgir par la sérigraphie disparaît à nouveau. Ces découvrements et recouvrements successifs maintiennent une tension envers la « figure reconnaissable », étant donné que je suis moi-même dans l’expectative de ce qui peut advenir. C’est intéressant de constater que la peinture devient à ce point un objet autonome. Je ne fais que constater les décalages - la peinture est donc construite sur la base de ces constats.

Le rapport à l’impression s’est imposé naturellement dans mon travail. Je me suis toujours considérée aussi bien comme une « peintre » que comme une « photographe ». Mêler intimement les techniques et tester leur point de rupture est une jubilation dont je ne me lasse pas. La sérigraphie venait selon moi servir mon propos avec efficacité : les formes détourées, consacrées aux structures, soulignent à la fois leur aspect massif, écrasant, et frontal, tout en venant heurter la peinture. Cela crée également une échappée visuelle pour le regardeur et encadre à la fois la perception de l’espace. Je suis obsédée par la mise à plat du décor, et, également la question de l’horizon. C’est quelque chose que j’ai en tête depuis très longtemps, en lien avec la sensation du « décor aplati » : la sensation d’un horizon inaccessible. C’est bien sûr l’horizon de la peinture, celui qui a obsédé les peintres depuis des siècles. On revient à l’idée de « mensonge vrai ». le peintre donne à voir un semblant d’horizon, une image d’une échappée, or, cette échappée est celle de l’espace peint. L’expérience de l’horizon est rare, excepté lorsque nous sommes face à la mer par exemple. Dans un paysage urbain, l’accès à l’horizon est difficile, nous sommes contraints de voir la ligne d’horizon à travers différents obstacles, cadres et grilles. Cela rejoint une autre donnée importante dans mon travail, qui est la trame dans l’écran. La trame est un élément primordial en sérigraphie : c’est elle qui permet la retranscription de l’image sur l’écran, qui permet la restitution de l’image sur le support. C’est une grille de compréhension en quelque sorte.

La série des Ellis Island était l’occasion pour moi de changer la donne de mon travail en inversant les strates : d’abord l’acrylique et ensuite la sérigraphie. Un changement d’ordre qui intime automatiquement des modifications conséquentes. Une fois la première couche réalisée, j’ai apposé les écrans de sérigraphie. C’était intimidant car il fallait prendre le risque de tout détruire, de ruiner le travail précédent. C’est pourtant cette ruine organisée qui crée la peinture. C’est là encore l’excitation de la peinture : tenter de l’ordonner et lui laisser prendre le contrôle pour faire surgir une nouvelle image, un autre champ des possibles.

J’ai poursuivi la série Ellis Island en explorant plus profondément le rôle de la moustiquaire, du voilage qui vient s’apposer sur un paysage et bousculer la ligne de l’horizon. C’est au cours de cette recherche que j’ai développé la série des Lucite. J’ai utilisé directement une moustiquaire souple que j’ai apposée sur des photographies que j’avais prises lors de différents voyages. Et j’ai à nouveau photographié le nouveau paysage voilé qui en résultait. Cette nouvelle photographie m’a servi de base pour l’élaboration de grands formats peints. Par rapport à Ellis Island, le voilage est beaucoup plus souple et en volume. On sent un interstice entre le paysage peint et le print du voilage.

Eva Nielsen, Polhodie II, 2018

Eva Nielsen, Polhodie II, 2018

huile, acrylique et sérigraphie sur toile, 200x180cm.

Mon travail se base sur une suite de « révélations » au sens où les éléments de composition apparaissent au fur et à mesure : d’abord la construction du croquis, le choix du calque, le tramage, les parties peintes ou imprimées, et enfin, la tension qui résulte de ces confrontations. La peinture vient cingler la sérigraphie (ou l’inverse). Le travail sur ces strates crée des révélations successives qui construisent l’image. C’est une forme d’ultra-composition. Lors de la production de la peinture, la toile est placée sur le sol et je tourne autour. J’aime cette approche car je ne me soucie plus de ce que je suis en train de peindre, « la figure », et me concentre ainsi sur des aspects plus pragmatiques – couleurs, densité – qui me semblent plus féconds et moins crispés. Je ne me suis jamais posé de questions sur la figuration ou l’abstraction. Je pars de l’image et de l’œil, de ce que je perçois – au sens premier du terme et non en terme d’affectation ou de sentimentalisme. Si ce que je vois se traduit par une proposition que l’on pourrait classer dans la case « abstraction », alors qu’il en soit ainsi. Les catégories ne m’offusquent pas, je ne me sens simplement dans aucune d’entre elles. Quand j’étais étudiante, je suis tombée sur une monographie sur Hélion. Celle-ci s’achevait sur une phrase à laquelle j’ai repensé maintes et maintes fois, cela disait - en gros - : « j’ai passé toute ma vie à essayer d’inventer alors qu’il faut seulement se baser sur le privilège de voir ». D’abord, je l’ai trouvé amusante et rassurante. En tant qu’apprentie peintre, j’étais obsédée par le principe d’invention, et, en fait, c’est surtout paralysant. Tout à coup, on me donnait le meilleur des conseils : suivre son œil, se baser sur le regard. La sincérité de la démarche découle de cet axiome.

Je voudrais parler à présent de la série Template, chronologiquement l’une des plus récentes et dont deux exemples de production sont présentées en ce moment au sein de l’exposition Voici venu le temps des assassins. Contrairement à d’autres séries de peintures, dont les schémas sont établis en amont, avec une confrontation des plans, je cherchais au contraire une fusion des techniques, une superposition effective des strates. Je me suis basée sur un « élevage d’images », c’est à dire des images laissées en friche, dehors, que j’ai photographiées au fil des semaines, documentant ainsi leur dégradation. Les couleurs initiales du papier photographique se sont altérées, saturées au contact de l’eau et de l’air. L’image s’est modifiée graduellement et je trouvais intéressant de prendre acte de ce changement. Je me suis donc appuyée sur cette décomposition picturale pour composer des dessins et peintures. C’était jubilatoire de venir travailler d’abord avec des encres, des dilutions, et de frotter ensuite le motif, de l’épuiser. Il ne reste plus que le squelette de la peinture, les dépôts sur la toile. C’est à ce moment-là que j’imprime des résidus d’image, certaines parties - on est dans le trompe-l’œil : le dessin est comme détruit, déchiré, mais il n’en est rien.

Comme pour Ellis Island et Lucite, c’est grisant de tout mettre en œuvre pour une étape qui n’a vocation à n’être qu’un passage, une partie d’un tout. J’adore la phrase de Pollock selon laquelle il faut être capable de détruire son travail (« I have no fears about making changes, destroying the image, etc., because the painting has a life of its own. »). Être capable de détruire la peinture, c’est aussi savoir que l’on est capable de la recommencer, c’est une désacralisation nécessaire. Pour les séries Template et Aphakie, il est excitant de voir comment les différentes strates interagissent, se mêlent les unes aux autres. L’image est ainsi dans une destruction organisée, rythmée par les dispersions et les accroches. Cela me permet également de travailler de manière radicale sur la question du trompe-l’œil, approche qui me fascine depuis plusieurs années. Parler de trompe-l’œil, c’est revenir sur la question du contrat passé avec le regardeur, sur l’accord tacite selon lequel ce qui est donné à voir partage des ressemblances persistantes avec ce que notre œil connaît tout en affirmant qu’il n’en est rien, qu’il ne s’agit que de peinture et, bien sûr, de l’horizon de la peinture.

Je souhaiterais conclure cette intervention en reprenant mon court texte de présentation pour notre journée d’étude : Décider de ne pas choisir. Entre les masses reconnaissables, les lignes. Le plaisir du familier, du possiblement su et de l’inconnu. Pareidolie et cosa mentale, la peinture peut tout se permettre, naviguer en eaux troubles et réaffirmer des formes. Jamais de « ou » mais tout à la fois. Lieu des possibles et de l’impossible, peindre c’est aussi flirter avec la photographie, caresser la troisième dimension, s’emplâtrer ou juxtaposer les aplats. Jamais de définition arrêtée, mais être chantre du perpétuel mouvement. Et, toujours, recommencer.

Eva Nielsen

Pour citer cet article

, « Solides instables ». Pratiques picturales : Stratégies figuratives de la peinture contemporaine, Numéro 05, décembre 2018.

http://www.pratiques-picturales.net/article50.html