Abolir la ligne finie, ouvrir la figure

Résumé

Cet article interroge l’esthétique de l’esquisse et de l’ébauche dans des pratiques picturales contemporaines, perceptible à travers plusieurs effets : surfaces fines et lacunaires, indétermination des formes, espaces elliptiques laissant entrevoir la toile brute, spontanéité du geste, repentirs ou encore surgissement des lignes de construction au premier plan. Que devient la figure représentée lorsqu’elle émane de l’esthétique de l’esquisse et/ou de l’ébauche ? S’agit-il de construire, d’ordonner un espace figuratif, ou, au contraire, de le détruire ? Dans quelle mesure ces choix picturaux permettent-ils à l’artiste d’aller au-delà de l’image ?

Plan

Texte intégral

Abolir la ligne finie, ouvrir la figure. Cette formule est fondée à partir d’un extrait du Manifeste technique de la sculpture futuriste d’Umberto Boccioni : « […] proclamons l’abolition complète de la ligne finie et de la statue fermée. Ouvrons la figure comme une fenêtre et enfermons en elle le milieu où elle vit. [1] » Les artistes convoqués dans cette étude aspirent justement à abolir la ligne finie et la forme univoque, à annuler le caractère achevé de l’œuvre, afin de proposer des formes artistiques enclines à l’ouverture et à l’équivocité. Les espaces picturaux qu’ils réalisent sont hétérogènes, constitués d’étendues distinctes, parfois antithétiques, qui se juxtaposent et/ou se superposent. Ces peintures rappellent l’esthétique du brouillon ou, pour être plus précise, de l’esquisse et de l’ébauche. Le verbe brouiller, duquel provient le terme brouillon, désigne l’action d’« agiter et mélanger de manière à mettre en […] désordre [2] », par exemple brouiller les pistes, les cartes, la vue, les idées… Ainsi, les caractéristiques de l’objet brouillé – qu’il soit physique ou immatériel – sont le désordre, l’incertitude, la confusion et/ou le trouble. Le verbe brouiller a donné naissance au terme brouillon qui est communément défini comme « un manuscrit de travail écrit avec l’intention d’être corrigé pour servir à la rédaction ou à la mise au point définitive d’un texte. [3] » Tandis que certaines définitions ancrent le terme dans le domaine scriptural, d’autres lui consacrent une place plus générique et l’ouvrent à moult disciplines en le définissant plus vaguement comme un « premier travail avec corrections [4] ». Dans le domaine des Arts plastiques, les termes esquisse et ébauche sont plus spécifiques et précis. Brouillon, esquisse et ébauche ont en commun le fait d’être des premiers jets, des prémices, pour servir à la réalisation d’une production finale. Or, Diderot distingue bien l’ébauche de l’esquisse du fait qu’elle partage le même support que l’œuvre finale : « Ainsi quand on dit d’un tableau, “j’en ai vu l’esquisse” on fait entendre qu’on en a vu le premier trait de crayon que le peintre avait jeté sur le papier ; et quand on dit, “j’en ai vu l’ébauche”, on fait entendre qu’on a vu le commencement de son exécution [5] ». L’esquisse serait donc plus proche du brouillon que ne l’est l’ébauche du fait de leur support distinct du projet abouti. Définie comme « première forme, traitée à grands traits et généralement en dimensions réduites, de l’œuvre projetée [6] », l’esquisse serait ainsi un brouillon appliqué au domaine des Arts plastiques, quand le terme brouillon serait plus générique ou plus spécifique à la forme scripturale. Dans un souci de rigueur, nous préfèrerons employer le terme esquisse à celui de brouillon. Malgré des caractéristiques communes – telles que l’indétermination, l’hétérogénéité et parfois la spontanéité – l’ébauche, quant à elle, se distingue clairement de l’esquisse. En effet, les deux apparaissent à des moments différents du processus de création : l’esquisse précède l’ébauche. Alors que l’esquisse permet à l’artiste de définir une composition, de faire des choix chromatiques, formels ou matériels, ces paramètres sont déjà plus ou moins déterminés au moment de réaliser l’ébauche. Les possibilités d’action sont encore infinies au moment de l’esquisse, alors qu’elles sont beaucoup plus limitées au moment de l’ébauche. Ainsi, l’ébauche est moins spontanée, désordonnée et incertaine que l’est l’esquisse, ce qui l’éloigne particulièrement des définitions à la fois de l’esquisse et du brouillon. Au cours de cette étude, nous verrons sur quels préceptes formels [7] l’esquisse et l’ébauche convergent ou divergent.

À l’origine, les deux se caractérisent dans l’Histoire de l’art par leur hétérogénéité, en vue de servir à la production d’une œuvre homogène. En effet, leur existence semble être privilégiée lorsque le tableau est envisagé comme un espace homogène, illusionniste et autonome. L’espace pictural de l’œuvre d’art commence à se fragmenter et à perdre son homogénéité au milieu du XIXe siècle. Cette volonté, chez certains artistes, de rompre avec un espace pictural homogène et prédéfini s’accroît principalement au cours de la modernité avec certains courants artistiques qui abandonnent les esquisses préliminaires en vue de conserver, dans l’espace de l’œuvre, la spontanéité propre au premier jet. Ils convoquent l’esthétique de l’esquisse et de l’ébauche en privilégiant un traitement plus expressionniste, stylistique et singulier (expressionnisme, cubisme, fauvisme, abstraction lyrique…). Amorcé par les artistes de la modernité, il est aujourd’hui assez fréquent d’observer des peintures figuratives fragmentées, exemptes d’homogénéité, qui convoquent une esthétique de l’indétermination et de la discontinuité. C’est le cas des peintres de cette étude, dont la pratique rappelle, subtilement ou manifestement, l’esthétique de l’esquisse et/ou de l’ébauche à travers plusieurs effets interdépendants : surfaces fines et lacunaires, indétermination des formes, espaces elliptiques laissant entrevoir la toile brute, spontanéité du geste, repentirs, surgissement des lignes de construction, et oscillation entre figuration et abstraction.

Que devient la figure représentée lorsqu’elle émane de l’esthétique de l’esquisse et/ou de l’ébauche ? S’agit-il de construire, d’ordonner un espace figuratif, ou, au contraire, de le détruire ? Dans quelle mesure l’apparition de certains gestes propres à l’esquisse ou à l’ébauche va permettre à la peinture d’aller au-delà de l’image ? Cette esthétique est-elle un moyen chez les artistes de mettre l’accent sur la matérialité de la peinture ?

Détruire l’image, ouvrir l’image

Jérémy Liron peint des paysages en prenant comme points de départ des photographies. Dans ses peintures, certaines caractéristiques tendent à rappeler l’esthétique de l’ébauche – parfois aussi visibles dans l’esquisse – telles que l’indétermination des éléments, les tracés irréguliers, les interstices vacants entre les éléments peints ou encore des surfaces traitées avec une faible densité de matière. Ces surfaces-ci, peintes d’une seule couche, rappellent à la fois l’ébauche – les premières couches de peinture déposées en glacis – et l’esquisse – les études préparatoires réalisées en lavis. On constate que plusieurs surfaces et aplats sont constitués de coulures dans la mesure où la peinture est extrêmement fluide, comme dans le diptyque Paysage n°97. La fluidité de la matière donne au paysage une présence évasive, voire fantomatique.

Jeremy Liron, "Paysage n°97", 2011, et "Paysage n°83", 2009-2010

Jeremy Liron, "Paysage n°97", 2011, et "Paysage n°83", 2009-2010

"Paysage n°97", 2011, huile sur toile, 123 x 123 cm.
"Paysage n°83", huile sur toile sous plexiglas, 123 x123cm

Dans Paysage n°83, Jérémy Liron peint les deux arbres du premier plan sans en donner ni les détails, ni la densité du feuillage. Il limite son intervention au choix de la forme et au positionnement de cet élément dans l’espace pictural. Ici, la représentation de l’arbre semble « inachevée », interrompue à l’état d’ébauche. L’artiste se refuse à ajouter davantage de couches de peinture dans la mesure où son œuvre n’a pas une finalité topographique et réaliste. Elle ne tend pas à donner tous les éléments du réel de manière exhaustive, au contraire, il dit : « La photographie réalisée en amont du processus de peinture est indicielle. […] Je n’ai pas une volonté documentaire, donc tout peut se retravailler et s’inventer sur la toile : des parties peuvent être enlevées, d’autres rajoutées, et chaque couche de peinture peut faire bifurquer à chaque fois. [8] » Ainsi, il laisse une place privilégiée à l’intuition et à l’accident. Dans l’une de ses nombreuses notes publiées sur son site Internet, il écrit :

« Tous les accidents, toutes les approximations, surfaces qui se joignent à peu près, lignes qui s’infléchissent, coulures, toutes les aspérités de l’image contribuent à ces mouvements dont on ne sait jamais bien s’ils s’originent dans la vue, le regard que l’on déplace ou dans les rapports internes de la peinture. Le tableau semble à chaque instant se construire et se déconstruire en un seul mouvement. Chaque détail, trace, bizarrerie qui relève du peint relance l’interprétation, si on veut bien entendre le terme au-delà de sa pauvreté habituelle, l’élaboration par laquelle le tableau se fait en soi. Rien de normal sur toute la surface, rien que des accidents, des aventures qui tentent d’équilibrer quelque chose qui les rassemble et les dépasse, les réalise et qui est le tableau. Avec mes manières d’aller à l’envers, recouvrir et faire remonter, recouvrir à nouveau, tordre, je construis le tableau en détruisant l’image. [9] »

Ainsi, bien que le spectateur ait suffisamment d’indices pour qu’un espace figuratif se construise sur sa rétine, les peintures de Jérémy Liron ne sont pas des images figées, arrêtées, closes et déterminées, comme peut l’être en revanche la source photographique. Au contraire, la volonté de l’artiste est de réussir à trouver le juste équilibre afin de laisser l’espace pictural ouvert pour que le spectateur puisse prolonger la construction du tableau. Picasso disait : « Terminer une œuvre ? Achever un tableau ? Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme, lui donner la puntilla, l’achever comme on dit ici, c’est-à-dire lui donner ce qui est le plus fâcheux pour le peintre et pour le tableau : le coup de grâce. [10] »

Nous pourrions alors admettre que l’idée de représentation est relayée par l’idée de signe ou d’indice. La représentation cède le pas au signe. Paysage n°83 nous montre moins la représentation d’un lieu que le signe d’un lieu, le signe ou l’indice d’un arbre. D’autant plus, la matérialité translucide et fantomatique accroit son statut indiciel. Dans Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Florence de Mèredieu évoque justement ce type de surface dont elle souligne le caractère évanescent :

« La couleur se perçoit, elle, comme opacité, substance ou surface qui arrête le regard. Il est cependant possible à la lumière - sous une forme plus ou moins métaphorique (fonds, glacis) ou très réelle (ampoules électriques, néons, écrans vidéo, supports laissant passer la lumière comme le Rhodoid, les feuilles de plastique, etc.) - de rendre cette couleur translucide. […] la matière semble ne pas vouloir peser, faire bloc ou volume. Elle ne se donne que comme apparence, apprêt. Ses propriétés peuvent y sembler fantomales, distraites. [11] »

Oscillant entre apparition et disparition, présence et absence, un élément fantomal peut ainsi être envisagé comme un indice, d’après les recherches que consacre Véronique Mauron à l’indice dans Le Signe incarné : ombres et reflets dans l’art contemporain. Selon elle, un indice est un signe qui possède une relation ambiguë avec son référent, articulant à la fois son apparition et sa disparition, sa présence et simultanément son absence matérielle. L’auteure désigne les ombres et des reflets de signes indiciels. « L’ombre est un indice qui fait corps avec son référent. Il s’agit d’une relation contiguë entre le réel et la représentation. […] Elle est un signe qui surgit dans l’espace et dans le temps de son référent. [12] » Les arbres de Paysage n°83 – sans être la représentation d’une ombre à proprement parlé – possèdent certaines caractéristiques d’une forme indicielle puisque l’artiste donne à voir la forme et la position approximatives du référent sans en donner son contenu et sa consistance, telle une ombre. Aussi, son apparition provoque la semi-disparition du bâtiment qui cependant continue à transparaitre à travers certaines lignes claires qui se prolongent à la surface du feuillage. Également translucide, le bâtiment peut lui aussi être envisagé comme un élément fantomatique et indiciel, oscillant entre apparition et disparition. Dans la mesure où « [l]’oscillation provoque autant l’altération, la défiguration, la destruction que la révélation, la formation et la récupération [13] », les artistes engagés dans un processus indiciel détruisent l’image au moment où ils construisent la peinture.

Arthur Aillaud, "Sans titre", 2016

Arthur Aillaud, "Sans titre", 2016

huile sur toile, 190 × 300 cm.

Arthur Aillaud conçoit lui aussi le tableau comme un objet ouvert à l’interprétation et au regard du spectateur. Il est justement essentiel, selon lui, de laisser une place importante à l’accident et de l’accepter. Dans certains tableaux, il associe des fragments de paysages à des aplats noirs qui occupent une partie dominante de l’espace pictural. Ainsi, ces surfaces laissent des souffles et des possibilités ouvertes au déploiement de la peinture. « Dans un tableau, la circulation, la respiration, l’inachèvement, sont des choses essentielles qui permettent à l’intelligence de celui qui regarde de s’exercer. Je trouve qu’il est parfois plus intéressant, dans un tableau, lorsque les choses sont à la fois bien peintes mais assez ouvertes pour que l’esprit de celui qui regarde puisse faire son chemin. […] parfois une amorce est plus jolie qu’un long récit. Les formes sont ouvertes. [14] » Généralement, ces surfaces noires ne sont pas des couches de peinture ajoutées à la surface du paysage, mais des fonds sur lesquels l’artiste ne peint pas davantage. Elles sont donc des surfaces maigres interrompues à l’état de fond et, ainsi, maintenues à la phase d’ébauche. Ces éléments qui « semble[nt] ne pas vouloir peser, faire bloc ou volume [15] » figurent comme des ellipses spatiales, figuratives, voire narratives et temporelles, et ainsi laissent suffisamment de place à l’interprétation du regardeur qui peut compléter à sa guise ces absences.

Ces peintres convoquent ainsi l’esthétique de l’ébauche pour s’émanciper de l’image. Ils détruisent l’image en reléguant au spectateur une part de la construction du tableau. La perception et l’imagination peuvent s’immiscer dans la fêlure. Jérémy Liron et Arthur Aillaud détruisent la représentation de l’objet au profit de sa suggestion, construisant ainsi un espace pictural qui refuse de se clore, de se figer, de s’immobiliser, privilégiant l’ouverture et le mouvement continu.

Discontinuité et impermanence du réel

Les peintres de cette étude mettent en dialogue des éléments hétérogènes au sein du tableau. Ils procèdent par montage. Le terme montage est intéressant dans le cadre de cette analyse dans la mesure où il met l’attention sur la rencontre des éléments, leur imbrication, leur point de friction. Pour Arthur Aillaud, c’est justement à cet endroit – celui de la rencontre des éléments – que tout se joue. Il souligne que le paysage en tant que tel est constitué d’entités hétérogènes qui fonctionnent ensemble. Lorsqu’il peint des paysages obturés d’aplats noirs, il s’attache justement à ce caractère hétérogène du réel en s’intéressant notamment aux effets de transition entre les éléments :

« En peinture, la transition est fondamentale. Il existe peu de possibilités différentes de transition : le flou, le net, puis, Velasquez a élevé le niveau de transition avec le repentir, c’est-à-dire recouvrir tout en laissant voir. […] C’est l’articulation qui fait tenir les choses entre elles. Si je représente les choses de matière nette et arrêtée, cela sera très loin de la vérité. Cette question des transitions est primordiale et je crois que c’est là toute la complexité. [16] »

Sylvie Coëllier, dans l’ouvrage Le montage dans les arts aux XX et XXIe siècles, met l’accent sur la capacité du montage à exprimer la discontinuité du réel et de la perception humaine :

« [Cette] familiarité du montage tient […] au fait que le monde n’est plus perçu, depuis les premières avant-gardes, comme un tout homogène. Bien davantage encore : le sujet lui-même n’est plus une entité fixée par son intériorité, mais un lieu aux contours indéfinis, constitué de l’agrégation d’informations et de savoirs transmis, de fragments visuels, auditifs, tactiles, tantôt « raccordant » tantôt dissonant ; il se décrit comme un assemblage temporalisé d’attitudes ou d’habitudes, de niveaux de langage ou de références culturelles éventuellement antagonistes [17] » En peinture, la technique de montage d’éléments picturaux permet-elle, à elle seule, de retranscrire le caractère discontinu du réel ? L’esthétique de l’esquisse ou l’esthétique de l’ébauche sont-elles essentielles dans la relation qu’entretient le montage avec l’effet de discontinuité.

Leslie Amine, "Livreur IV", 2023

Leslie Amine, "Livreur IV", 2023

encre et acrylique sur toile, 195x130 cm.

D’après Arthur Aillaud, « il est essentiel de laisser une part à l’accident. Ces accidents ressemblent au regard. [18] » Le geste libre et spontané est davantage un aspect de l’esquisse que de l’ébauche, étant donné que, souvent, la production de l’esquisse est libérée de toute contrainte puisqu’elle n’a pas d’incidence imminente sur l’œuvre finale. Elle n’est aucunement déterminante en cas d’échec. Lorsque les artistes convoquent la spontanéité, la liberté et l’expression propre à l’esquisse (ou au brouillon), alors la qualité vibratoire de l’œuvre sera exacerbée, résonnant avec la discontinuité du réel. L’œuvre puise moins les formes de la réalité que son mouvement. Au contraire, un tableau plus ordonné et « abouti » fonctionne dans une dialectique de représentation vis-à-vis du réel, quand bien même il serait composé comme un collage peint. Leslie Amine met en parallèle dans l’espace de ses œuvres une multitude d’expériences, de visions, de sentiments et de souvenirs, par le biais des accidents, repentirs, coulures, stratifications, jusqu’à brouiller notre perception. Les entités ne peuvent être envisagées indépendamment puisque tout se joue dans leur rencontre ; le sens de l’œuvre naît de leur rencontre. Dans son cas, l’esthétique de l’esquisse exacerbe la discontinuité de l’espace. Nous retrouvons également ce phénomène dans les peintures de Yann Lacroix ou de Nathanaëlle Herbelin. Didier Semin met l’accent sur le pouvoir des œuvres de cette dernière à « nous donner des équivalents du monde qui ne sont pas que des images, mais des images qui empruntent au monde un peu de sa matière pour nous en livrer aussi le goût [19] ». Nathanaëlle Herbelin peint des scènes d’intérieur ou d’extérieur – des vues larges ou des plans rapprochés – peuplées par quelques êtres humains ou non, mais qui comportent toujours leur trace. Ces espaces et ces objets contiennent inlassablement les marques qui les ancrent dans le réel : le passage de la lumière, du temps, le regard de l’artiste posé sur eux, l’impermanence de la réalité. Cette sensation de goûter au réel et de ne pas être simplement face à une image est induite par le fait que l’artiste décide assez tôt de s’éloigner du réalisme en vue de se rapprocher de la justesse. Dans un entretien avec Philippe Ancelin, en 2019, elle relate sa quête du réalisme et sa déception le jour où elle l’atteignit. Bien que l’artiste peigne à partir du réel, sa retranscription visuelle reste approximative.

Nathanaelle Herbelin, "Passim", 2018 et "His Room", 2019

Nathanaelle Herbelin, "Passim", 2018 et "His Room", 2019

"Passim" 2018, huile sur toile, 185x130cm
"His Room", 2019, huile sur toile, 160 x 180 cm.

Les espaces de ses peintures, comme His room et Passim, sont construits par association de surfaces maigres que la lumière est en mesure de traverser, telle une esquisse sous forme de lavis. Au même moment, le sol, instable, semble interrompu à l’état d’ébauche ; à la surface, des repentirs d’objets resurgissent. Si ce traitement sommaire, fragile et évasif naît peut-être d’une volonté de ne pas tout donner à voir, comme nous l’avons vu dans la première partie, il semblerait que dans le cas de Nathanaëlle Herbelin, l’esthétique de l’ébauche et de l’esquisse soit notamment employée en vue d’être au plus près du ressenti, du souvenir, de la discontinuité et du flux permanent du réel. L’artiste extrait finalement moins la consistance et les formes du réel que son caractère instable, fragile et éphémère.

Inthava Chanthaseng défend justement, dans son mémoire de recherche intitulé Valorisation de l’esquisse, l’idée que les artistes qui emploient l’esthétique de l’esquisse ont en commun le fait d’envisager le monde comme « un monde qui se meut, qui est en devenir constant. Et l’esquisse est la plus capable de retranscrire cette transition-là. […] Cette recherche de formes se détache sans concession d’une quelconque ressemblance au réel, mais c’est pour mieux se rapprocher du fonctionnement de la nature [20] ».

Faire surgir la matière et sa temporalité à la surface

Yann Lacroix extrait également de la nature son caractère instable, voire insaisissable. Sa technique consiste à procéder sous forme de repentirs. Sans réaliser d’esquisses au préalable, il peint des paysages directement sur tableau, puis les efface, puis il repeint un autre paysage à la surface, qu’il va de nouveau effacer, et ainsi de suite. Il combine ce procédé d’effacement avec le dépôt par strates de surfaces fines et diluées ainsi que, parfois, l’ajout de lignes de construction au crayon de papier. Il associe dans l’espace pictural des lieux qui sont éloignés géographiquement et temporellement, et que seule la peinture (ou les productions de l’esprit) peut associer. Dans la peinture Espace, il brouille les frontières entre différentes images pour aller au-delà de l’image, nous montrant un espace pictural de suggestions formelles qui affirme son opacité.

Bien que les tableaux de cette étude soient généralement réalisés avec une peinture maigre et transparente, ils ne se positionnement aucunement comme un médium transparent qui s’effacerait face au motif. Florence de Mèredieu l’explique ainsi : « La grande transparence de la peinture classique demeurait purement mentale et représentative », « [l]’art n’est plus, comme à l’époque renaissante, une fenêtre ouverte sur le monde ; il se referme et replie sur sa propre opacité. [21] » Dans ce corpus, la transparence est seulement matérielle. La matérialité ne s’efface pas pour nous donner immédiatement accès au sujet représenté, au contraire, elle est métaphoriquement opaque car elle fait figure d’obstacle entre l’être percevant et le sujet représenté. C’est notamment le cas de la peinture de Yann Lacroix. Les repentirs, les zones d’imprécisions, les irrégularités du tracé ou encore les allers et retours du peintre nous rappellent sans cesse que nous sommes face à une peinture, exacerbant l’opacité du médium. Par ailleurs, la capacité de ce vocabulaire formel de l’esquisse et de l’ébauche à mettre en avant la physicalité de la peinture est intensifiée lorsque l’artiste compose la peinture comme un collage. Helen Westgeest écrit « la physicalité des peintures de collage engendre la contemplation ou du moins un effort supplémentaire dans la perception, car le spectateur est confronté à des combinaisons […] qui attirent également l’attention sur leur matérialité. [22] »

Yann Lacroix, "Espace", 2020

Yann Lacroix, "Espace", 2020

huile sur toile, 263 x 194 cm

Bien que toute peinture renvoie intrinsèquement au temps du « faire », ce phénomène est amplement accru lorsque la peinture croise deux langages formels : celui de l’esquisse (et/ou de l’ébauche) avec celui du collage. Dans le cas de Yann Lacroix par exemple, chaque geste et chaque étape de peinture est ici enregistré à la surface de la toile. Le fait de peindre avec une peinture de faible densité met l’accent sur le processus pictural : cela rend perceptible chacun des passages de l’artiste qui accueille volontiers les accidents, repentirs, resurgissements de lignes de construction et erreurs faussement recouvertes. Cette technique de superposition de couches maigres ne manque de rappeler que le processus de peinture est un phénomène qui se déroule dans le temps, au cours duquel le peintre se « bat » avec la matière afin d’en faire résulter une peinture cohérente. Aussi, la temporalité du « faire » est davantage visible lorsque le tableau combine des surfaces réalisées avec des temporalités antinomiques. Par exemple, Paysage n°83 de Jérémy Liron et Espace de Yann Lacroix combinent des surfaces qui sont réalisées avec différents degrés de précision et d’achèvement. Les éléments précis, renvoyant à un temps long du « faire », dialoguent avec les surfaces ou aplats imprécis réalisés de manière plus vive et spontanée, rappelant la rapidité d’exécution de la première couche de peinture. Tandis que certains éléments sont effectués grâce à plusieurs passages rigoureux du pinceau, d’autres sont produits au travers d’un remplissage rapide, parfois même d’un coup de rouleau, comme chez Arthur Aillaud. L’esquisse, notamment sous forme de lavis, privilégie une exécution rapide et ainsi les aplats. Florence de Mèredieu définit l’aplat en l’abordant justement à travers l’angle de son autonomie et son expressivité : « Surface de couleur uniforme, l’aplat marque l’autonomie de la couleur, sa pure valeur expressive et spatiale, indépendamment du motif qu’elle peut ou non continuer à véhiculer. [23] » Ainsi, la jonction de ces deux traitements antithétiques fait naître une tension qui fait vibrer la surface de la toile et apporte du dynamisme à la matière.

De cette rencontre entre surfaces antinomiques, résulte parfois la confrontation de deux types de profondeur à la surface de la toile : la profondeur illusionniste – instaurée par la perspective – et la profondeur « réelle », qu’évoque Sandrine Morsillo dans Peindre à travers, teinture et profondeur, dans le numéro 3 de Pratiques Picturales « Peindre n’est (-ce) pas teindre ? ». Peindre avec une matière fortement diluée se rapproche du processus de teindre, dans la mesure où la peinture pénètre dans les fibres de la toile. Sandrine Morsillo écrit qu’« une teinture est une coloration qui agit d’abord et surtout en profondeur. [24] » La matière ne se limite pas aux deux dimensions mais investit la troisième dimension : elle ne s’étend pas uniquement à la surface, mais s’étend en profondeur :

« En passant du peindre au teindre on pourrait affirmer qu’il y a une requalification du plan pictural, que la couleur teinte déborde du champ de la surface, du cadre du tableau, en s’immisçant partout. On pourrait même dire avec Bachelard que « l’intérieur et l’extérieur sont conquis dans l’infini de la profondeur » [25] ». Le fait de teindre va alors porter l’accent sur la matérialité du support pictural, la toile.

Bien que la peinture pénètre la toile et implique la profondeur de la fibre, alors tout revient à la surface qui, elle, conserve les traces des évènements et les rend visibles au regard du spectateur. Gilles Deleuze, dans Logique du sens, revient sur la philosophie stoïcienne qui distingue le corps et les effets, « [opposant] à l’épaisseur des corps ces événements incorporels qui se joueraient seulement à la surface [26] ». Les corps se mélangent en profondeur et la conséquence de ce mélange qui se passe à la surface est immatérielle. Deleuze donne l’exemple du corps et du scalpel. Lorsque le scalpel tranche la peau, les deux corps se mélangent en profondeur mais les effets incorporels restent à la surface. « […] [Ce] que nous voulons dire par « grandir », « diminuer » « rougir », « verdoyer », « trancher », « être tranché », etc., est d’une tout autre chose : non plus du tout des états de choses ou des mélanges au fond des corps, mais des évènements incorporels à la surface, qui résultent de ces mélanges. [27] »

La philosophie stoïcienne s’oppose à la philosophie platonicienne qui défend l’idée que la vérité se trouve en profondeur, mais « voilà maintenant que tout remonte à la surface [28] » :

Le tableau peut ainsi être envisagé, d’après cette conception du réel, comme une surface sur laquelle se déploient les mélanges et associations produites par le peintre, et également comme la trace de ces évènements. Ce phénomène est plus probant lorsque cette peinture laisse apparaître explicitement le passage du temps, les gestes, les erreurs, les repentirs, convoquant l’esthétique de l’esquisse et de l’hétérogénéité. Comme Yann Lacroix, Arthur Aillaud refuse de produire des esquisses qui précèderaient ses peintures afin de conserver, sur la toile, la spontanéité du geste et les accidents. Il exprime lors de notre entretien : « […] s’il y a un croquis préparatoire avant l’exécution de la toile, j’ai l’impression d’avoir terminé. Il ne servirait à rien dans la mesure où je ne compterais pas reproduire cette chose-là qui serait, à mon sens, déjà une œuvre en tant que telle. Il faut qu’il y ait une certaine décontraction du geste pour que la peinture soit agréable à voir. Cette décontraction du geste est rendue possible notamment par l’acceptation de prendre les choses comme elles viennent, avec leurs qualités, leurs défauts et leurs accidents. [29] »

À l’heure où la majorité des images qui habitent notre quotidien sont artificielles et immatérielles, des peintures comme celles que nous avons vues réaffirment leur matérialité et leur temporalité. Elles ne figurent pas comme des images du monde mais contiennent davantage, extrayant du réel son hétérogénéité, son impermanence, sa force, sa discontinuité, ses accidents ou encore son « goût ». Le motif photographique fait office d’intermédiaire entre le réel et l’œuvre ; par le biais de l’esthétique picturale de l’esquisse et de l’ébauche, le peintre détruit cette image pour mieux revenir à sa propre sensation, son souvenir, du monde sensible.

Février 2023

Notes

[1Umberto Boccioni, Manifeste technique de la sculpture futuriste, Milan, Direction du Mouvement Futuriste, 1912.

[2Https ://www.cnrtl.fr

[3Pierre-Marc De Biasi, « Qu’est-ce qu’un brouillon ? Le cas Flaubert : essai de typologie fonctionnelle des documents de genèse », dans : Michel Contat éd., Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories. Paris, CNRS Éditions, « Textes et Manuscrits », 1998, p. 31-60. URL : https://www.cairn.info/pourquoi-la-critique-genetique--9782271055965-page-31.htm

[4Https ://www.littre.org

[5Diderot dans l’Encyclopédie.

[6Https :/www.larousse.fr

[7En revanche, la distinction entre esquisse et ébauche n’est pas toujours de l’ordre formel. Dans certains cas, leur distinction est principalement de l’ordre du statut en reposant, comme nous l’avons vu, sur la fonction accordée au support sur lequel elle se déploie (commun ou extérieur à l’œuvre) et dépendant de l’étape de création à laquelle elle est relative (définir les choix picturaux ou commencer à les appliquer).

[8Entretien avec Jérémy Liron réalisé le 21 juillet 2022.

[9Jérémy Liron, Note d’atelier, 23 mars 2016, url : http://www.lironjeremy.com/lespasperdus/note-datelier-4/

[10Pablo Picasso, Propos sur l’art, édition de Marie-Laure Bernardac et Androula Michael, Paris, Gallimard, 1998, p.164.

[11Florence De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2008, p.59.

[12Véronique Mauron, Le Signe incarné  : ombres et reflets dans l’art contemporain, Paris, Hazan, 2001, p.57.

[13Véronique Mauron, Le Signe incarné  : ombres et reflets dans l’art contemporain, Paris, Hazan, 2001, p.29.

[14Entretien réalisé avec Arthur Aillaud le 10 novembre 2022.

[15Florence De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2008, p.59.

[16Entretien réalisé avec Arthur Aillaud le 10 novembre 2022.

[17Sylvie Coëllier, dir., Le montage dans les arts aux XX et XXIe siècles, Aix-en-Provence, Publication de L’Université de Provence, 2008, p.14.

[18Entretien réalisé avec Arthur Aillaud le 10 novembre 2022.

[19Didier Semin, Le cheval et le maquis, url : http://www.nathanaelleherbelin.com/didier-semin-le-cheval-et-le-maquis/

[20Inthava Chanthaseng, De la valorisation de l’esquisse, Mémoire de Master en Sciences de l’art, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne, p.49.

[21Florence De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2008, p.60.

[22Helen Westgeest, Slow Painting : Contemplation and Critique in the Digital Age, Londres, Bloomsbury Visual Arts, 2022, p.97.

[23Florence De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2008, p.104.

[24Sandrine Morsillo, « Peindre à travers, teinture et profondeur », Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ?, Numéro 3, décembre 2016. https://pratiques-picturales.net/article32.html

[25Sandrine Morsillo, Ibid.

[26Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p.14.

[27Gilles Deleuze, Ibid., p.15.

[28Gilles Deleuze, Ibid., p.17.

[29Entretien réalisé avec Arthur Aillaud le 10 novembre 2022.

Mots-clés

Aillaud Arthur brouillon Ébauche esquisse Figuratif Herbelin Nathanaëlle Hétérogène Lacroix Yann Leslie Amine Liron Jérémy Paysage

Pour citer cet article

, « Abolir la ligne finie, ouvrir la figure ». Pratiques picturales : Le devenir brouillon de la peinture, numéro 07, mai 2023.

http://www.pratiques-picturales.net/article74.html