(Dé)matérialiser : une stratégie abstraite de mise en œuvre picturale

Résumé

Wade Guyton imprime des fragments d’images, des formes abstraites, sur des toiles qui sont ensuite tendues sur châssis. Même s’il déclare ne pas faire de peinture, ces impressions numériques ouvrent à une matérialité picturale qui se déploie dans l’espace et le temps de l’exposition.

Plan

Texte intégral

Wade Guyton imprime des fragments d’images, formes abstraites, sur des toiles qui sont ensuite tendues sur châssis. Il déclare à propos de ses œuvres : « Je ne viens pas de la peinture et je ne me considère pas comme peintre… » [1] L’on connaît la valeur des dénégations, d’ailleurs Wade Guyton n’hésite pas à nommer ses impressions monochromes des Black Paintings.

Bob Nickas, critique d’art, appelle ses impressions des « Unpainted Paintings » parce que leur fabrication se fait sans brosses, rouleaux ni peinture. Il faut préciser que ses « non-peintures » sont réalisées avec des imprimantes à jet d’encre. Contrairement aux imprimantes à laser, ces imprimantes à jets d’encre, comme leur nom l’indique, fonctionnent par jets qui laissent échapper plus ou moins d’encre et peuvent produire du « glitch » ainsi nommé dans un langage technique, c’est-à-dire des taches, des ratages qui introduisent un hasard « matériologique » fait d’une stratification de lignes d’encre par un processus machinique.

D’aucuns parlent de « peinture digitale » et d’autres d’« abstraction numérique ». Il est vrai que l’on retrouve là des images qui rappellent l’histoire de l’abstraction en peinture : abstraction lyrique, géométrique, monochromes noirs faisant écho aux tableaux d’Ad Reinhardt, de Barnett Newmann, de Pierre Soulages et autres. Pourtant, ce n’est pas tant une œuvre liée à des références abstraites dont il s’agit que d’une stratégie « abstraite » de mise en œuvre picturale, c’est-à-dire d’un processus qui n’opérerait pas sur la réalité matérielle. « Abstraite » au sens où la peinture serait à considérer hors de ce que l’on perçoit. Car ces toiles imprimées, bien que tendues sur châssis, ne sont finalement que des images de peinture au sens d’apparence. Ce sont même des impressions – dans les deux sens du terme – de peinture qui questionnent le fondement de leur matérialité. En effet cette matérialité est dématérialisée.

Alors, comment ces impressions numériques ouvrent-elles à une matérialité picturale  ? Comment cette dématérialité, par le passage au numérique, renvoie-t-elle à une autre forme de matérialité ? Enfin, si imprimer c’est répéter, comment la répétition dans ses diverses acceptions matérialise-t-elle la « dématérialisation » dans l’espace et le temps de l’exposition ? C’est à travers la description du processus « pictural » mis en œuvre que nous tenterons de répondre à ces questions.

Processus d’impression numérique et mise en œuvre picturale

Wade Guyton prélève des images dans des catalogues, crée des documents Photoshop, les numérise pour les imprimer à l’aide de très grandes imprimantes. Ses impressions sont réalisées sur toile de lin. Pour doubler les dimensions des lés imprimables, il plie une bande de toile en deux. Comme il l’explique : « Je plie la toile en deux dans le sens de la longueur pour la faire entrer dans la machine. Une fois l’opération terminée, je la retourne pour utiliser la face laissée vierge. » [2] Ainsi la toile passe-t-elle plusieurs fois dans l’imprimante pour imprimer un côté puis l’autre et révéler une composition abstraite faite de motifs variés.

Matérialité dématérialisée

Si pour Bachelard la pâte est le « schème fondamental de la matérialité » [3] et impose la ductilité du matériau, la matérialité ici se forme à partir des ratages d’une machine. La matérialité n’est pas constituée de gestes mais d’un rapport de programmation avec la machine et les aléas d’une cartouche d’encre. Quand Wade Guyton laisse la cartouche se vider, l’encre s’épuise progressivement, elle montre alors des variations de luminance, des traces qui passent du noir au gris pour finalement donner à voir, au fil des impressions, une texture rayée, des aplats non entièrement recouverts. Wade Guyton explique qu’il joue également avec d’autres facteurs tels que « l’humidité, par exemple [qui] donne des images au traitement très pictural » [4].

Le parti pris, n’est-ce pas de laisser faire ce que Duchamp appelait le « dessin mécanique » [5] au sens où l’impression est dirigée par l’impersonnalité de la machine ? En effet, la plasticité, c’est à dire la capacité d’une forme à se transformer, n’est pas programmée, elle est le fruit du hasard. Guyton comme Dubuffet tire donc « parti de tout le fortuit à mesure qu’il se présente » [6] puisqu’il est lui aussi « attelé avec le hasard », hasard d’une cartouche d’encre qui se vide et du « bourrage » d’un support plié dans l’imprimante. Dubuffet écrivait : « Commencer un tableau : une aventure dont on ne sait où elle vous conduira. […] ; le hasard est de la partie. […] l’artiste [...] s’employant à tirer parti de tout le fortuit à mesure qu’il se présente. » [7] Et effectivement, une fois que la machine est lancée, l’artiste se retrouve pris dans l’aventure, car, comme il le remarque : « rien ne l’arrête ». L’œuvre est constituée d’un fichier qui peut être réutilisé mais qui donnera à chaque fois des résultats différents dans l’impression. Même si les imprimantes qu’il utilise sont performantes, les résultats « travaillent parfois contre la machine [ et comme il le dit] la surface de la toile porte les traces de cette lutte » [8] avec la machine.

Ces hasards qui sont finalement des ratages d’impression s’enchaînent à mesure que la machine poursuit son impression. Le ratage apparaît par des traces diverses, en effet l’artiste tire parfois sur la toile pour la remettre en place dans la machine, ce qui laisse des marques de doigts dans l’encre fraîche, des décalages de lignes, des froissages dus à la toile mal placée. D’ailleurs, rappelons que la toile est pliée ce qui crée des problèmes techniques, des « bourrages ». Et, comme l’analyse dans sa thèse de doctorat Léo Coquet « le bourrage crée des frottement de la tête d’impression qui ne doit normalement pas toucher la toile/support. C’est en quelque sorte une façon de passer sous presse les images du numérique. » [9]

Si habituellement l’imprimante à jet d’encre imprime à distance en survolant le support, on voit qu’ici l’artiste rapproche la tête d’impression du support par pliage pour produire une matérialité non ductile mais faite de signes, de macules impactant la toile. N’est-ce pas alors une façon de faire réapparaître la plasticité picturale essentiellement d’origine manuelle ? En effet, les traces du mouvement pour tirer la toile de l’imprimante et les macules diverses s’opposent à une phénoménologie de l’apparence propre au digital et à l’image d’une peinture absente. Dubuffet parle des « velléités et des aspirations du matériau qui regimbe » [10] ; chez Wade Guyton, c’est l’outil-machine qui regimbe et produit des effets à chaque fois différents. Et la répétition ouvre à des différences et à des défaillances qui créent des impressions originales, des pièces uniques dues au hasard. Ainsi le sujet-artiste s’efface-t-il en tant qu’auteur pour mettre en évidence les propriétés des matériaux et de la machine tandis qu’il est mis en question dans sa pratique d’un « laisser-imprimer » apparent.

Plasticité de l’imprimante

D’une plasticité des défaillances produites, la recherche de Wade Guyton ne serait-elle pas de mettre en évidence « une plasticité machinique » ? C’est-à-dire sa capacité au déplacement et à une certaine forme d’adaptation technique. Car, s’il ne programme pas les effets de la matérialité, il efface le caractère répétitif de l’impression en donnant à voir des résultats toujours différents, produisant des effets plastiques qui ont l’air de s’adapter au hasard de l’opération. Guyton détourne l’usage répétitif de l’imprimante en déplaçant la programmation de ses commandes et matériaux. Une machine faillible n’aurait-elle pas quelque chose de vivant ? En effet comme l’écrivait Turing « on peut aussi attendre d’[une machine] qu’elle soit intelligente […]. L’intelligence consiste à se départir de la conduite entièrement disciplinée par la computation » [11].

La dématérialité rematérialisée

Si l’opération de l’imprimante est liée à la question d’une reproduction par la répétition, reproduire joue également sur différents paramètres. Reproduire signifie d’abord recopier. Ainsi Wade Guyton, produit des impressions qui semblent être des copies d’œuvres connues. Mais si ces impressions reproduisent des œuvres connues, c’est par hasard qu’elles finissent par ressembler à des monochromes ou à des compositions abstraites ; il arrive toutefois que l’artiste s’approprie des œuvres célèbres, en partant de photos de catalogue qu’il numérise et imprime.

Par ailleurs, il répète pour refaire. Ainsi installe-t-il la même exposition à six ans d’intervalle en réutilisant le même fichier avec une imprimante différente, il passe de l’Epson 9600 à l’Epson 9900. En 2014 à la Galerie Chantal Crousel, il reproduit une réplique de son exposition de 2008. Il présente une série de dix monochromes de même dimension dans un même accrochage qu’il nomme Impression jet d’encre Epson Ultrachrome sur toile de lin. Cet accrochage de monochromes noirs résonne alors avec le sol en contreplaqué peint en noir, imitant le sol de l’atelier qu’il a fait installer. Il faut préciser que l’exposition de 2008 était elle-même la reprise d’une exposition présentée à New York en 2007. Ainsi la reproduction de la reproduction d’impressions et la reproduction de l’exposition sont-elles dupliquées grâce à la fois à un même fichier et à des archives photographiques de l’exposition.

N’est-ce pas une façon de rejouer autrement la technique même de reproduction : répéter, refaire, reprendre ? Cela dans un principe de reproduction à l’infini et à l’identique pour finalement donner à voir des reproductions toujours différentes.

Imprimer comme reproduire et perdre la présence de l’œuvre

Par ailleurs, en reprenant le point de vue de Benjamin sur la reproduction des œuvres, on pourrait se demander : quel impact a la matérialisation de cette reproduction sur la question de l’aura de l’œuvre ?

Pour Benjamin, la conséquence de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art, est la perte de son aura, c’est-à-dire une déperdition de son unicité, de son authenticité, et de sa « présence ici et maintenant » [12]. Benjamin introduit ce terme par rapport à la reproduction de l’œuvre d’abord dans son essai Petite histoire de la photographie paru en 1931, pour l’affiner ensuite dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique publié en 1935. Depuis l’invention de la photographie, la reproductibilité des œuvres d’art à l’ère du numérique s’est considérablement accrue. Ici l’impression est considérée par Wade Guyton comme un processus photographique, on pourrait donc affirmer une perte de l’aura de l’œuvre.

Cependant, l’artiste donne du jeu, au sens technique, à ses impressions, d’une part en jouant sur les défaillances de la machine et d’autre part à travers leur déploiement dans l’espace d’exposition. N’est-ce pas par l’accrochage de ses reproductions imprimées dans la singularité de l’espace d’exposition qu’il retrouverait ce que Benjamin nomme l’aura perdue ? En effet ces reproductions trouveraient dans l’exposition une différence qui résonne « ici et maintenant ». Ainsi, les impressions sur toile qui se déroulent sur quinze mètres de long en s’adaptant aux parois, du sol au plafond, à la Halle de Zurich en 2014, préservent-t-elles leur « unicité ». Le lieu de l’œuvre est donc ici la condition de possibilité de l’œuvre.

Activer l’œuvre par l’exposition

Si, habituellement, exposer une œuvre c’est la détacher de son contexte de réalisation pour la poser dans un autre contexte, les œuvres ici se réalisent dans et par leur exposition, c’est-à-dire s’accomplissent dans la phase de monstration. Comme le dit Nelson Goodman, « une œuvre ne peut être vue sans que l’implémentation ou l’activation ait lieu » [13]. Pour lui, c’est une façon d’optimiser le fonctionnement de l’œuvre. Wade Guyton, en jouant sur l’accrochage d’impressions multiples, inclut donc l’implémentation dans le processus de réalisation. L’implémentation commence dès lors qu’une œuvre est assemblée dans un lieu précis à partir d’une exposition nouvelle. On peut donc affirmer que Wade Guyton propose même une peinture d’exposition car « la confrontation avec l’architecture [l]’intéresse » [14] et exposer en prenant en compte l’espace est pour lui « exercer une tension entre les œuvres et le bâtiment. » [15]

Par ailleurs, quand il reproduit lors d’une exposition le même sol que celui de son atelier, on pourrait dire que, par cette présentation, il cherche à faire fusionner le lieu de travail - lieu de fabrication de l’œuvre - et le lieu de monstration, car il considère que l’atelier est « le meilleur endroit pour voir [ses] tableaux parce que c’est là d’où ils viennent ». [16] Les dernières œuvres de Wade Guyton sont des impressions de photographies prises avec un téléphone montrant des impressions tout juste sorties de la machine, roulées au sol de l’atelier (Natural Wine, 2019). Les impressions sont tendues sur châssis. Ces photographies d’impressions, jetées au sol comme des impressions ratées, écho au « en train de se faire », qui sont élevées au rang d’œuvre par l’exposition, interrogent. N’est-ce pas une façon de faire comprendre qu’il s’agit d’une « peinture en deux temps » ? Le second temps étant l’exposition. Peut-être est-ce pour ouvrir à l’idée de l’œuvre comme travail, comme activité ? D’ailleurs les impressions « ré-exposées » et « re-vues » ne seraient-elles pas une manière d’attirer l’attention sur le processus à l’œuvre, le travail de la matière, qui plus est pour une oeuvre dématérialisée ? L’exposition, en devenant lieu de création et lieu de fabrication tout à la fois, deviendrait ici un lieu d’enregistrement et de validation des ratages successifs d’une simple opération d’impression.

N’est-ce pas alors une façon de poser cette « peinture » comme une peinture qui ne se révélerait que par son exposition ? Une façon de signifier que les œuvres réalisées dans son espace de travail puis recontextualisées dans le lieu de monstration renverraient au temps de l’impression déployée à travers les reproductions. Reproductions toutes les mêmes et pourtant toutes différentes dans l’exposition.

Si la « peinture » n’est pas l’œuvre de l’artiste mais celle de l’imprimante, c’est alors par le travail de l’exposition que l’artiste « fait » et « refait » la peinture tandis que l’opération de reproduction machinique se « défait ». Ce serait donc là une « peinture toute d’exposition » [17], selon l’expression de Jean-Louis Déotte, une peinture qui ne devient œuvre qu’une fois installée dans un lieu de présentation.

Notes

[1Wade Guyton, in « Wade Guyton, impression d’une exposition » entretien avec Emmanuel Grandjean, publié le vendredi 7 octobre 2016 à 11 h 36, Le Temps. Consulté le 8 novembre 2019.

[2Wade Guyton, « Wade Guyton, impression d’une exposition » in Le temps, octobre 2016. Consulté le novembre 2019.

[3Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, (1942),Paris, José Corti, 1983, p 267.

[4Wade Guyton , « Wade Guyton, impression d’une exposition » in Le temps, octobre 2016.

[5« avec le dessin mécanique, vous êtes dirigé par l’impersonnalité de la règle », Entretien de Marcel Duchamp avec Calvin Tomkins, Duchamp : a biography (1964) traduit par Bernard Marcadé dans Marcel Duchamp, Paris, Flammarion, 2007, p. 77.

[6Wade Guyton, « A conversation about Yves Klein », Mit Century Design Nostalgy Branding and Flatbed Scanning, Marjolaine Levy

[7Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome 1, Paris, Gallimard, 1967, p. 53.

[8Wade Guyton, « Wade Guyton, impression d’une exposition » in Le temps, octobre, 2016.

[9Léo Coquet, thèse de doctorat « L’artiste-imprimeur, faire impression à l’ombre de l’ « hypersphère » , Université Paris 1, 2018, p 41.

[10Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome 1, Paris, Gallimard, 1967, p. 54.

[11Alan Turing cité par Catherine Malabou, Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ? Paris, Puf, 2017, p. 147.

[12Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Écrits français, Paris, Gallimard, 1936, 1991, p 142-143. « L’aura est l’unique apparition d’une réalité lointaine – si proche qu’elle puisse être ». 

[13Nelson Goodman, « l’Art en action » in Les Cahiers du Musée national d’Art moderne n°41, Paris, Centre Pompidou, 1992, p. 7.

[14Wade Guyton, « Wade Guyton, impression d’une exposition » in Le temps, octobre 2016.

[15Wade Guyton, op.cit.

[16Wade Guyton, op. cit.

[17Jean-Louis Déotte, « Marek Sczesny : un art d’exposition », catalogue d’exposition, Genevilliers, Galerie Édouard Manet, 1998, n.p.

Mots-clés

Guyton Wade

Pour citer cet article

, « (Dé)matérialiser : une stratégie abstraite de mise en œuvre picturale ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.

http://www.pratiques-picturales.net/article58.html