Stratégies abstraites de la peinture contemporaine
Numéro 06/2020
Sous la direction de Antoine Perrot
Avec les contributions de Élisabeth Amblard, Bernard Bloch, Stéphane Carrayrou, Edith Doove, Lucile Encrevé, Agnès Foiret, Benoît Géhanne, Claire Labastie, Olivier Long, Miguel Angel Molina, Miquel Mont, Sandrine Morsillo & Antoine Perrot
Stratégies abstraites de la peinture contemporaine
Actes du colloque (15 nov. 2019 / 08 fév. 2020), organisé en collaboration avec l’École supérieure d’art et design Le Havre - Rouen.
Il est convenu face à la déferlante des images et à leur présence instantanée et proliférante, d’y opposer la peinture. Et même de désigner la peinture comme un lieu de résistance à l’image. Dans le même temps, la distinction entre « peinture figurative » et « peinture abstraite » a été déclarée caduque sous couvert de renouveler les possibilités de la peinture. Suivant ainsi la métamorphose générale des références politiques, intellectuelles et plastiques, la peinture abstraite aurait perdu sa charge universelle et son autonomie émancipatrice, partagées par ses premiers acteurs. Les frontières entre abstraction et figuration ayant été abolies, un régime d’indifférence se serait établi, réduisant le choix de l’une ou de l’autre dans une pratique à des procédures formelles et à un projet individuel plus ou moins exacerbé de faire image.
Ainsi reléguée à une activité, où mises en forme, gestes et couleurs ne reflètent plus que la subjectivité d’un individu, la peinture abstraite ne serait plus que l’expression d’un geste codé, souvent hermétique et saturé par des discours de consolidation. Elle serait devenue l’image d’elle-même, ou une image disponible au même titre que n’importe quelle autre pour illustrer aussi bien la « peinture » que, par exemple, la communication de marques commerciales. « Abstraction comique, abstraction sociologique, abstraction ascétique, abstraction répétitive, abstraction liquide… », chacun de ces adjectifs renverrait alors à une image du grand dictionnaire de l’art telle que « abstraction lyrique, abstraction géométrique, expressionnisme abstrait, surréalisme abstrait » ainsi qu’aux divers mouvements de l’art dit abstrait : suprématisme, constructivisme, art concret, minimalisme et autres… Alors que certains artistes revendiquent le réemploi des formes cardinales de l’abstraction, cette dernière serait-elle devenue une simple boîte à images ou un inventaire de formes dans laquelle il suffirait de piocher pour proposer soit sa réactivation, soit son détournement ironique ?
Toutefois une réponse affirmative et sans détours à cette question est tout aussitôt démentie, car une continuité active de l’histoire contemporaine de l’abstraction peut tout aussi bien être privilégiée sans partager la radicalité de quelques ainés (Parmentier), mais en interrogeant les procédures et les moyens d’appréhender un langage pictural de la sensation (Gérard Traquandi), en questionnant sans relâche l’espace de la peinture (Humberto Poblete-Bustamante). Ou même dépasser l’opposition abstraction/figuration en se jouant de signes profondément liés à l’histoire de la peinture : fenêtres, rideaux, linge, empreinte (Katinka Bock). La diversité des œuvres et des processus témoigne que si le langage formel du modernisme est interrogé, ou repris à partir de contraintes qui lui sont extérieures, c’est souvent dans la reprise « domestique » de son héritage que se conquiert une liberté des sens (Sara Bomans et Stijn Cole). Liberté qui se retrouve dans les stratégies de nombre d’artistes qui confrontent la peinture soit à la photographie, soit au numérique (Véra Molnar, Wade Guyton). Et le plus souvent, dans ces confrontations, se révèlent au sein des processus des strates temporelles différenciées et des formes nouvelles de narration, dont des rappels biographiques ou des liens avec le contexte d’élaboration de l’œuvre. Ainsi, ces stratégies abstraites seraient opératives en manifestant une énergie nouvelle, quitte à violenter les codes et les moyens, entre figure de rupture et négociation avec le monde que nous habitons (Benoît Géhanne). La reconfiguration de la peinture abstraite peut alors s’ouvrir à des héritages occultés, la peinture européenne d’avant-guerre pour la peinture américaine (Charline Von Heyl), ou au contraire à l’abandon de ces territoires historiques pour multiplier des abstractions brouillonnes, sans lieux (Albert Oehlen), ou encore à la délégation du « faire » aux machines d’impression qui contaminent le tableau par des ratages (Wade Guyton). En interrogeant ces stratégies, qu’elles soient volontairement des stratégies de distanciation (Miguel Angel Molina) ou d’implication sociale et politique (Miquel Mont), ce colloque tentera de montrer la fécondité d’un ensemble de conduites appartenant à des parcours artistiques représentatifs, et d’explorer les possibilités et les conditions actuelles aussi bien du « faire » que des interrogations qu’elle suggère aujourd’hui.
Antoine Perrot